Les historiens de l'art ont cherché des indices sur les raisons pour lesquelles nous avons si peu entendu parler de cet homme insaisissable et d'un si immense talent. Carlo Crivelli a failli rester méconnu. Car il n’a quasi pas été mentionné dans le célèbre livre de Giorgio Vasari, un génie de l’art et de l’architecture souvent évoqué dans ces colonnes, qui en outre a conçu et écrit l'histoire de l'art dans l'Italie d'Arezzo au XVI^e siècle. Or Vasari était considéré comme le père de l'histoire de l'art, en particulier à l'époque de la Renaissance.

Carlo Crivelli, né en 1435 à Venise, était donc considéré en tant qu’artiste vénitien. C’est sans doute la raison pour laquelle il ne figure pas dans le livre de Vasari, car Vasari avait peu de goût pour les peintres en dehors de Florence. Il s'est principalement concentré sur les peintres et sculpteurs florentins, et non sur les peintres vénitiens ‒ ou flamands ou hollandais, d'ailleurs.

Carlo Crivelli aimait l'architecture, et s'y concentrait sans cesse dans ses peintures avec beaucoup de précision et d'exactitude. Doté aussi d’un goût du réalisme matériel, il a rendu, par sa maîtrise de la perspective, ses objets si réels, si naturels qu'ils semblaient tridimensionnels, comme on le voit dans cette peinture.

Je considère ce tableau, L'Annonciation d’Ascoli, comme le chef-d’œuvre de Crivelli, par la beauté sublime des ailes déployées de l’ange Gabriel tenant un lys, symbole de pureté, à la vierge Marie agenouillée devant la Bible comme pour accepter le message. L'expression sur son visage n'est autre que divine. Par son talent, Crivelli nous émeut toujours au XXI^e siècle, même si plus de six siècles se sont écoulés depuis qu'il a peint cet admirable tableau chargé de symboles.

Au-delà d’une iconographie de l’Annonciation, Crivelli nous livre dans cette oeuvre un message poignant. Car le tableau commémore aussi un événement important qui s’est déroulé à Ascoli, en Italie. Dans la scène qui se déroule dans une rue de la ville figure un troisième personnage, Saint Emidio, saint patron de la ville, agenouillé à côté de l'ange Gabriel et plaidant pour la protection d'Ascoli en lui présentant une maquette de la ville. 

Crivelli a peint ce tableau pour que le pape accorde définitivement à la ville d’Ascoli l'autonomie politique sous la protection de la papauté, indépendance qui avait été proclamée le jour de l’Annonciation. Cette peinture nous offre un déploiement de symboles représentant ce message dans le cadre religieux de l'Annonciation.

Si quelqu'un veut accéder à Dieu et que ce chemin, selon les croyances chrétiennes, passe par le Christ, alors il est très plausible de dire que sa route passe par des peintures de maîtres tels que Crivelli. Il nous emmène loin et au-delà de la relation ordinaire que nous pouvons créer avec Dieu, à travers ses représentations de scènes qui nous émeuvent et nous touchent au plus profond de nous-mêmes.

Cette peinture est remplie de symboles tous chargés d’une signification spécifique et peints en détail par Crivelli. Par exemple, l'oiseau dans une cage, un chardonneret comme symbole du sacrifice du Christ sur la croix, ou un magnifique paon comme symbole d'immortalité et de résurrection avec de somptueux motifs décoratifs sur la queue...

Dans cette peinture, Crivelli a magistralement essayé d'explorer notre relation avec Dieu, non seulement d'une manière spirituelle, mais aussi d'une manière plus matériellement opulente et tentante. La présence de figures emblématiques dans ce tableau est extraordinairement riche, les personnages sont vêtus à la mode de l’époque dans la forme et le modèle des costumes, le tout intégrant par ailleurs divers autres symboles. Nous sommes habitués à voir dans les peintures religieuses d’un artiste des scènes que d’autres artistes ont explorées avant et représenteront après lui. Mais chez Crivelli, c’est si magistralement peint, ses figures sont si humaines, malgré qu’elles soient des icônes de culte symboliques et de nature sacrée… Crivelli a subtilement évoqué dans ce tableau la nature paradoxale de sa tâche, en intégrant avec subtilité des figures et objets dans un sens terrestre dans la scène sacrée de l’Annonciation à la Vierge Marie par l'ange Gabriel.

Michael Emami