Lorsque je suis arrivée en Turquie, une tradition avait attiré mon attention : répandre, en signe d'hospitalité, quelques gouttes d'eau de Cologne dans le creux de la paume des invités.
Au fil des décennies, en dehors des milieux conservateurs, l'habitude s'était un peu raréfiée, puis elle a été réhabilitée lors de la pandémie de Covid 19, l'eau de Cologne à 80 degrés étant plus agréable à utiliser que le gel hydroalcoolique.
En ce qui concerne l'eau de Cologne, elle a été créée à partir d'une recette d'Eau de Hongrie datant du XIVe siècle, par l'apothicaire Giovanni Paolo Feminis, qui installé à Cologne, y élabora, en 1709, une « Eau admirable », commercialisée à l'origine comme médicament, en faisant macérer dans l'alcool, d'après l'Encyclopédie de Diderot, des huiles essentielles de romarin, mélisse, citron, néroli et bergamote. Son neveu, Jean-Marie Farina fit ensuite connaître cette « Eau de Cologne » dans toutes les cours d'Europe, jusqu'à ce que l'un de ses descendants du même nom ne fonde une célèbre fabrique à Paris. Les classes aisées de l'Empire ottoman adoptèrent vite ce nouveau produit, qui supplanta peu à peu la traditionnelle eau de rose que l'on offrait aux visiteurs dans un flacon d'argent appelé le « Gülabdan », très prisé par les amateurs d'antiquités. Ayşe Osmanoğlu, dans Avec mon père, le sultan Abdulhamid, raconte que le sultan faisait une grande consommation de l'eau de Cologne « Jean-Marie Farina ».
Les Ottomans, en effet, avaient toujours accordé une grande importance aux parfums. Ils employaient abondamment les huiles odorantes, les essences florales et les baumes de senteur. Le plus fameux des parfums ottomans, l'eau de « Buhur », connu depuis au moins cinq-cents ans et dont une recette du XVIIIe siècle a été retrouvée, était confectionné avec des écorces de santal blanc, cèdre, aliboufier, palissandre et bois d'Agar, macérées dans de l'eau de rose et agrémentées d'extraits de fleurs, d'ambre et de musc. Chaque année, au quinzième jour du Ramadan, le parfumeur en remettait au sultan de nouveaux flacons et l'offrande d'une fiole à un dignitaire passait pour une invitation à participer aux cérémonies d'adoration de la Sainte Veste. En 1593, Sir Edward Burton, un ambassadeur anglais raconte à la reine Elizabeth qu'on l'avait utilisé pour lui laver les mains après le repas. L'usage des parfums obéissait au protocole. On raconte que les vizirs se parfumaient au bois d'Agar avant les réunions du divan, que la Sultane-mère avait droit à soixante-dix grammes d'essence par mois alors qu'une simple concubine n'en disposait que de trois. La sultane Hürrem, la Roxelane des Européens, se faisait masser les pieds à l'huile de lavande et rincer les cheveux à la mauve ; d'autres coquettes s'enduisaient d'huile de lys ; les scribes recopiant le Coran mélangeaient à l'encre de l'ambre et du musc ; les hommes transportaient dans leur poche des cires parfumées d'ambre, musc et jacinthe, pour se parfumer les moustaches.
Cependant, à la fin du XIXe siècle, en dépit de son succès, l'eau de Cologne importée demeurait un produit de luxe au coût élevé, si bien que commença une production locale. Le pionnier fut Ahmet Faruki, qui fonda en 1882, à Feriköy, une fabrique de cosmétiques puis ouvrit un magasin à Sultanhamam, en 1894 ; il y créa le produit appelé « Kolonya », qui obtint un tel succès qu'il fut récompensé par le sultan l'ordre de l'Osmaniye et remporta des médailles d'or lors des expositions universelles de Paris et de Londres, en 1906. Par la suite, de nombreux chimistes entrèrent sur le marché, comme le célèbre pharmacien Jean-César Reboul, qui, en 1895, dans sa « Grande Pharmacie Parisienne » à Beyoğlu, devint célèbre pour son « Eau de lavande ». Puis, apparurent un grand nombre d'autres enseignes turques, comme Eyüp Sabri Tuncer, Selin, Pereja... Atatürk se parfumait, dit-on, chaque jour avec l'eau de Cologne au citron « Hassan »...
Aujourd'hui, offrir une bouteille d'eau de Cologne est encore un cadeau habituel en Turquie ; le pays est un très grand producteur et exportateur, avec une multitude de marques dont beaucoup sont centenaires, On y trouve, de plus, des senteurs originales, liées aux cultures locales de chaque région : au citron, la « Goutte d'Or » d' Izmir, au safran à Safranbolu, à la fleur d'oranger à Antalya, au thé en Mer Noire, à la fleur d'olivier à Ayvalık, à la feuille de noix ou au tabac à Düzce, au lys blanc à Balikesir et même à l'anchois à Trabzon, pour ne citer que quelques exemples... Alors, encore un peu d'eau de Cologne ?
Gisèle Durero Köseoğlu