Kader Sevinç, Stratégiste Senior en Affaires Publiques, Fondatrice de l'European AI Hub à Bruxelles

​Vous avez occupé des postes stratégiques à Bruxelles dans le cadre des affaires de l'Union européenne pendant près de 20 ans, y compris en tant que conseillère politique au Parlement européen, représentante du principal parti d'opposition turc CHP auprès de l'UE, et membre du conseil d'administration du Parti des Socialistes Européens (PES), le deuxième plus grand groupe politique de l'UE.

Par Sophie Clèment
Publié en Juin 2024

Quelle image de l'Europe pouvez-vous nous donner à partir de votre expérience à Bruxelles ?

Ces 20 années passées dans les couloirs de l'UE m'ont permis de comprendre profondément la complexité et la diversité de l'Union européenne. Aujourd'hui, avec mon cabinet de conseil stratégique international basé à Bruxelles, je partage cette expertise. Depuis Bruxelles, l'UE apparaît comme un projet porteur de paix, de prospérité et de stabilité. La période allant de la fin des années 90 jusqu'à 2008 peut être qualifiée d'âge d'or pour l'UE. Cependant, l'UE est confrontée à des défis majeurs tels que le Brexit, la crise migratoire, les lacunes en matière de défense et de sécurité, ainsi que les incertitudes économiques.

L'Europe doit se réinventer pour rivaliser avec des concurrents mondiaux en pleine ascension, mais ce changement est douloureux et rencontre de fortes résistances. Pour se renforcer, l'Europe doit entreprendre des réformes, assurer la cohésion interne et suivre une politique d'élargissement réussie. Par exemple, un modèle d'Europe à plusieurs vitesses, correctement conçu et mis en œuvre, pourrait rendre l'UE plus flexible et harmonieuse.

Ces dernières années, les désaccords politiques, économiques et diplomatiques transatlantiques ont également joué en défaveur de l'Europe. L'Europe doit se renouveler et équilibrer le dialogue transatlantique pour surmonter cette période.

Par ailleurs, à l'ère de l'intelligence artificielle et des technologies de rupture, il est essentiel de préparer les citoyens et l'économie à cette nouvelle ère. Les acteurs qui réussiront dans cette course seront les faiseurs de règles de demain.

Que pouvez-vous dire sur l'avenir du projet européen ?

L'avenir de l'Union européenne repose sur des approfondissements dans les domaines de la numérisation, de la coopération en matière de défense et de l'intégration économique. Le leadership de l'UE dans la transformation numérique et l'innovation est crucial, compte tenu de l'impact de l'intelligence artificielle et des technologies sur l'économie. Un modèle d'Europe à plusieurs vitesses, plus flexible et inclusif, faciliterait l'intégration de nouveaux membres et renforcerait la position de l'UE sur la scène mondiale. Le renforcement de l'architecture de défense et de sécurité de l'Europe rendrait l'UE plus résiliente face aux menaces extérieures.

Que pensez-vous de la montée de l'extrême droite et des mouvements radicaux en Europe, qui est l'un des plus grands défis auxquels l'Union européenne est confrontée aujourd'hui ?

L'un des plus grands défis auxquels l'UE est confrontée aujourd'hui est la montée en puissance de l'extrême droite et des mouvements radicaux. Ces mouvements constituent une menace sérieuse dans plusieurs États membres de l'UE, où ils ont déjà accédé au pouvoir ou

sont en passe de le faire. Même lorsqu'ils ne parviennent pas à accéder au pouvoir, ces mouvements jouent un rôle important dans la formation de l'opinion publique et des débats politiques, influençant tout le spectre politique. On s'attend à ce que ces mouvements se renforcent encore lors des prochaines élections européennes.

Cette situation offre des leçons importantes pour la politique traditionnelle et les attentes démocratiques des citoyens du XXIe siècle. Les institutions et les pratiques démocratiques du XXe siècle ne suffisent plus pour atteindre, communiquer et garantir la participation des citoyens dans l'ère de l'intelligence artificielle. Au sein du Hub européen de l'IA à Bruxelles, notre projet Democracy 4.0 explore ces questions depuis 2014.

Les citoyens demandent depuis longtemps la réforme des institutions et des systèmes démocratiques représentatifs du XXe siècle, ainsi que l'établissement d'une véritable participation et d'une responsabilité transparente. En l'absence de réponses adéquates à ces demandes, la détérioration des conditions économiques et de sécurité rend les sociétés plus réceptives aux mouvements populistes et radicaux.

Je crois fermement que le salut de la démocratie au XXIe siècle réside dans le renouvellement des systèmes démocratiques pour répondre aux exigences de cette époque, avec une classe politique plus orientée vers les citoyens, une participation accrue et l'intégration correcte des technologies de rupture.

Prévoyez-vous un rapprochement entre l'UE et la Turquie dans un avenir proche ? L'adhésion de la Turquie à l'UE pourrait-elle redevenir une possibilité ?

Un rapprochement entre l'UE et la Turquie dépendra de réformes importantes de part et d'autre. La question de l'adhésion de la Turquie à l'UE est liée aux réformes internes et aux changements dans les politiques d'élargissement de l'UE. Le retour de la Turquie à un agenda de réformes est crucial pour les relations avec l'UE. L'UE doit également achever rapidement ses réformes internes pour être prête à s'élargir. Actuellement, bien que la Turquie soit dans le processus d'adhésion, l'UE essaie de la traiter comme un pays tiers. Nous voyons les traces de cette approche dans la politique migratoire de l'UE via la Turquie, la mise à jour de l'Union douanière et la politique de visas pour les citoyens turcs. Cette approche peut sembler résoudre certains problèmes à court terme, mais elle entraînera des pertes stratégiques à moyen et long terme pour l'UE. L'adoption d'une approche plus ouverte et conforme aux valeurs et principes européens est cruciale pour renforcer les relations avec la Turquie et augmenter l'influence globale de l'UE.

Propos recueillis par Dr Sophie Clèment