Şebnem Soral Tamer : « Il y a des livres à chaque moment important de ma vie »

Passionnée de livres dès son enfance, Şebnem Soral Tamer consacre depuis treize ans sa carrière aux livres et aux écrivains. Elle a récemment publié son premier recueil de nouvelles intitulé Gece Denizi,« La mer nocturne », phénomène naturel qui se joue avec notre perception de la réalité : ce qui est terre le

Par Dr. Mireille Sadège
Publié en Février 2023

Pour l’écrivaine, « La mer nocturne » va à la rencontre des « monstres » dont vous pensiez qu’ils ne pouvaient trouver place dans la réalité. Un endroit magnifique, une allégorie ostentatoire pour son héroïne, Servi, qui les vit et les raconte. Rencontre avec une femme et auteure enthousiaste.

Qui est Şebnem Soral Tamer ? Pouvez-vous nous la présenter ?

Je suis née à Istanbul en 1983, et d’aussi longtemps que je me souvienne, j’aime lire : des livres, mais aussi des encyclopédies et des dictionnaires. Chez nous, le véritable rat de bibliothèque était ma mère, avec mon frère. Depuis notre enfance, on la voyait lire à chaque moment de temps libre, et cela a profondément influencé nos vies à tous les deux. C’est ainsi que j'ai bâti ma carrière sur cet engagement, et j'en suis très heureuse. Je peux dire que j'ai connu mes amis les plus proches, pris confiance en moi, grâce aux livres. Quand je regarde en arrière et que je pense à ce que j'ai vécu, je constate qu'il y a des livres à chaque moment important pour moi, c'est fascinant…

Vous avez fait des études de communication, mais pourquoi et comment êtes-vous passée dans le monde du livre ?

En entrant à la faculté de communication, je voulais devenir reporter de télévision ; mon rêve était de préparer et présenter les actualités culturelles et artistiques ‒ ce que j'ai réalisé. Par la suite, j'ai rejoint une agence de communication presse, et la première maison d'édition que j'ai représentée a été Can Yayınları. Environ un an plus tard, la rédactrice en chef Zeynep Çağlayan m'a proposé de travailler directement avec eux, et j'ai accepté avec joie. J’ai alors mis fin à mon aventure de courte durée en agence de presse, et j'ai ressenti une grande fierté de travailler dans une maison d'édition. Ainsi, je travaille pour les livres depuis environ treize ans. Cependant, depuis sept ans, je travaille comme éditrice, pas comme attachée de presse.

Alors que vous travailliez sur des livres, vous venez de publier votre premier roman. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire ce roman ?

Depuis longtemps, je suis éditrice de traductions de textes turc-anglais. C'est une grande chance pour moi, car j'ai l'opportunité de mieux connaître les auteurs de presque tous les coins du monde et d'examiner leurs oeuvres en profondeur. L’envie, la démarche d’écriture sont, je pense, une des conséquences normales de mon travail. J'y ai longtemps résisté ; cependant, j'ai toujours fait l’objet d’encouragements en ce sens : « Vous devriez écrire. » Je me disais alors : « Laissons l'un de nous rester juste en tant que lecteur. » Puis un soir, je me suis assise devant l'ordinateur, j'ai ouvert la page blanche et j'ai commencé à écrire. Parce que je crois que j'ai enfin compris ceci : « Si tu as une idée, si tu veux écrire et si tu peux écrire, alors tu écris, c'est tout. »

Votre roman commence par ce questionnement d'une personne qui pense devoir écrire un livre pour ne pas se faire oublier et marquer l'histoire. Avez-vous pensé la même chose ?

Le narrateur du roman, Servi, veut inscrire sa malchance et révéler un secret qu'elle juge important... Elle n'en parle pas beaucoup et n'en parlera pas dans la suite. En fait, c'est le problème d’une femme qui a perdu le peu de choses qui lui restait et qu'elle ne voulait pas perdre. Je pense qu'il faut avoir peur ou se méfier de ces personnes, car lorsqu'elles n'ont rien à perdre, elles diront tout sans pudeur. Comme j'aime lire ou regarder des choses créées dans ce style, j'ai essayé d'imaginer une telle personne, de penser et d'écrire comme elle. C'est un fantasme de remonter le temps. Je l'imaginais comme une femme qui, ayant tout perdu, n'a plus rien à perdre. Je voulais qu'elle puisse dire tout ce qui lui passe par la tête, que ce soit drôle ou triste, sans craindre la honte ni l'exclusion. Que ferait une telle femme si elle allait établir le bilan de sa vie ? J'ai cherché la réponse à cette question dans mon livre.

Votre roman consiste en une série de nouvelles. Et au début de chaque histoire, il y a des informations historiques, mythologiques ou encore des croyances populaires. Pourquoi intercalez-vous ces informations dans le récit de votre personnage ?

Depuis plusieurs saisons, je participe à un atelier en ligne intitulé Correct Readings. Nous nous y intéressons notamment aux écrivains et à leurs routines quotidiennes. Parmi ces histoires, celle qui m'a le plus marquée est celle de Yaşar Kemal. Dans sa jeunesse, il voyageait de village en village, remplissant ses poches de crayons et de cahiers jaunes, et demandait aux femmes qu'il rencontrait de lui raconter une histoire. Et il prenait note sans s'arrêter : des contes, des mythes, voire des élégies, des chansons folkloriques et des dictons locaux… Il s'agit là d’un corpus inestimable de littérature orale. Comme Yaşar Kemal, d’autres grands noms de la littérature turque en étaient conscients. Leurs notes se sont transformées en livres, et leurs œuvres remplissent mes étagères. J'essaie à mon tour d'écrire en m'appuyant sur cet effort. En clair, la démarche de Yaşar Kemal m'a sans doute encouragée à écrire ce livre.

Je pense que, comme la plupart des écritures, les mythes ou les paraboles de la littérature orale nous ont été légués par des personnes très intelligentes.  Il fallait un sacré talent pour ainsi trouver, dans ces pages créées il y a des milliers d'années, des mots qui marqueraient votre esprit à vie… C’est avec l’âge que je me rends compte de cela. Il n'était plus possible pour moi de les ignorer, ces mots… J’ai alors compris que je pouvais rattacher l'histoire du déluge de Noé, il y a des milliers d'années, à l’histoire du barrage construit à Halfeti. Tante Dicle, dans mon roman, pense que cela peut arriver, et je me dis : pourquoi pas ? C'est possible en effet, nous pouvons interpréter la réalité différemment. Ainsi, nous pouvons transformer certaines expériences douloureuses en récits de contes de fées et les rendre plus supportables ‒ ou du moins, nous pouvons essayer.

Et l’année dernière, un autre déclic s’est produit pour moi. Nous avons publié la biographie fictive de Jim Carrey. Sur la couverture de cette biographie fictive se trouvait une citation magnifique : « Rien dans ce livre n'est réel, mais tout est vrai. » À la lecture de cette citation, quelque chose a frappé mon esprit, et j'ai compris que même si je n'en avais pas eu conscience jusqu'alors,  je pouvais faire une telle chose.

Comment avez-vous construit votre roman ? Et en combien de temps l'avez-vous écrit ?

Je n'avais pas de projet de fiction… J'ai vu, j'ai lu, puis j'ai décidé d'écrire quelque chose sur tout cela ; mais en écrivant, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas écrire ce que j'avais prévu. C'était tellement imprévu… Je suis normalement une personne disciplinée. J'avais l'habitude de rivaliser avec les minutes en travaillant dans la presse, et dans l’édition, je suis toujours dans la même situation. En réaction, sans doute, j'ai écrit ce roman sans aucun plan. Mon seul plan au départ était de rechercher et d'utiliser des récits mythologiques ou locaux qui provenaient principalement de nos terres. Je les étudie depuis longtemps et je me suis rendu compte que ce que nous appelons « mythologie » nous apparaît comme quelque chose qui ne peut qu'être importé. Les gens sont très surpris quand vous leur dites : « L’histoire de Narcisse est née sur nos terres égéennes », par exemple. J’avais décidé de collecter ces histoires en prenant aussi des récits préislamiques, et de transposer côte à côte les histoires que je voulais raconter et ces récits. À part ça, rien n'était prévu, je ne savais même pas si le livre serait publié ou pas… Mais tout s'est passé en quatre mois.

Que pouvez-vous nous dire de la fin du roman ?

À la fin du roman, Servi déclare : « J'ai vu et vécu presque tout ce que j'ai écrit jusqu'à présent à la lumière du jour. Les pages du nouveau cahier seront remplies de ce qui est visible la nuit ». Ces mots résumaient en fait tout le problème du personnage. Elle nous dit que la plupart des événements qu'elle a décrits jusqu'à présent s'étaient produits à la lumière du jour, en