Les marionnettes sont comme un miroir du climat culturel et politique de leur époque. En reflétant les peurs, les espoirs et les difficultés de la société, elles permettent au public de s'interroger sur ses propres valeurs…
Tout au long de l'histoire, les marionnettes ont été un outil politique efficace par le biais de la satire, du commentaire et de la critique. Les personnalités publiques et leurs politiques sont souvent la cible des spectacles de marionnettes, ce qui permet d’aborder des questions d'intérêt public de manière divertissante.
Car les artistes marionnettistes ont la possibilité de créer une sphère publique alternative en critiquant l'autorité et les normes sociales. Les spectacles de marionnettes rendent souvent les questions politiques complexes plus compréhensibles, et encouragent le public à en parler. Ils attirent l'attention du public sur certaines questions et sur certaines personnes, à la fois par une critique sévère et par une approche humoristique. Ces spectacles ont également un grand potentiel éducatif. Ils sensibilisent le public aux questions politiques, à des sujets tels que l'histoire, la responsabilité sociale et la conscience civique, tout en transmettant les traditions et en encourageant la participation sociale. Dans ce contexte, les marionnettes peuvent stimuler l'esprit critique et mobiliser les gens en renforçant l'identité collective et les liens sociaux. Les marionnettes ne sont donc pas seulement un moyen de divertissement, elles sont aussi un agent important du changement social et de la libre pensée.
En Turquie, cette culture nous est assez familière. Les marionnettes Hacıvat et Karagöz, figures les plus connues du théâtre d'ombres turc, représentent une riche tradition culturelle remontant à la période ottomane. Cet art traditionnel du théâtre d’ombres a été reconnu par l'UNESCO en tant que patrimoine culturel immatériel. Les interactions entre Hacıvat et Karagöz reflètent souvent des thèmes sociétaux plus larges tels que les différences de classe, les normes culturelles et la vie quotidienne en Turquie. Wanda [i] , qui a séjourné en Turquie entre 1820 et 1870 et a suivi de près tous les développements politiques en notant chaque évolution sociale en détail, rapporte que les spectacles de Karagöz étaient émaillés de traits satiriques visant les dignitaires de l'État. Même les sultans n'étaient pas épargnés.
L’art populaire du théâtre d'ombres, conçu pour favoriser la participation et la critique, a joué un rôle important pendant la période ottomane et au-delà. En Occident, c’est la culture populaire carnavalesque qui a contribué au développement de la pensée critique en Occident. L’on peut retrouver les traces de ce mode de pensée et de vie dans les carnavals du Moyen Âge.
Le carnaval, tout particulièrement au Moyen Âge, est un événement important où les gens se réunissent et s'amusent. Ces festivités, organisées à certaines périodes de l'année, créent pour les populations un espace d'évasion, loin des difficultés de la vie quotidienne. Mikhaïl Bakhtine, qui analyse les carnavals de cette période, affirme que ces divertissements jouent un rôle important en tant qu'événement façonnant les relations sociales. Le carnaval devient un lieu où le sérieux de la vie quotidienne est raillé et les structures hiérarchiques remises en question. Les règles traditionnelles de vie sont transgressées dans l’espace du carnaval, qui permet aux gens de vivre ensemble sur un pied d’égalité. Au carnaval, les rôles sociaux sont mis en suspens, les concepts de pouvoir sont tournés en ridicule, et c’est la fête de tous les excès. Lors des défilés, l’éphémère promotion de gens ordinaires à des hautes fonctions fait partie de cette culture de la dérision : ainsi, un fou y pouvait devenir roi, être intronisé et détrôné. Durant le carnaval, les distinctions sociales sont complètement estompées. Dans ces événements où les fonctions et les honneurs perdent leur importance, au-delà du divertissement, l'idéologie officielle et l'autorité absolue sont ridiculisées et remises en question. Ainsi se réalise une égalité temporaire entre les différents segments de la société, et cette situation apparaît comme une expression importante de la conscience publique.
En conséquence, le carnaval n’est pas seulement une forme de divertissement, il incarne également et surtout l’expression de la critique sociale et de la quête de liberté. Nous aborderons les échos actuels de cette culture dans un prochain article.
[i] Wanda, Souvenirs Anecdotiques sur la Turquie (1820-1870) - Paris, 1884, pp. 271-278.