Quand Einstein écrivit une lettre à Atatürk…

En janvier 1933, lorsque Hitler devint chancelier d’Allemagne, des lois antisémites furent mises en place. Dès lors, nombre de Juifs tentèrent de quitter leur pays pour fuir les persécutions et parmi eux, Albert Einstein, alors professeur à l’Université de Berlin. Lauréat du Prix Nobel de physique en 1921 et Président d’honneur de l’OSE (« Union des sociétés pour la protection des populations juives », devenue

Par Gisèle Durero Köseoğlu
Publié en Décembre 2024

Ce fut au début de son exil que le célèbre physicien, alors âgé de 54 ans, tenta de concevoir un moyen de faire sortir d’Allemagne quarante savants menacés par les Nazis. Et après maintes réflexions, il trouva enfin la solution : écrire au gouvernement turc !

Le 17 septembre, il envoya donc au premier ministre, İsmet İnönü, une lettre devenue légendaire, lui demandant de permettre à quarante professeurs et docteurs de poursuivre leurs activités en Turquie : « Ils… ne travailleront plus en Allemagne en raison des lois actuellement en vigueur dans ce pays. Étant donné que la plupart de ces personnes possèdent une vaste expérience, des connaissances et des mérites scientifiques, elles seront en mesure d’apporter de grands avantages si elles s’installent dans un nouveau pays. » Inönü était circonspect, il n’y avait pas un nombre suffisant d’universités pour accueillir tant de monde ; il transféra donc la lettre au ministre de l’Education nationale qui confirma le fait qu’on ne pouvait pas les accueillir. Mais il transmit aussi la lettre à Atatürk, qui intervint immédiatement et accepta la venue des intellectuels en Turquie !

En présentant sa requête, Einstein avait précisé que si sa demande était acceptée, le gouvernement turc accomplirait « non seulement un acte de haute humanité, mais qu’il apporterait également des bénéfices » à la Turquie. Ainsi, ce ne furent pas seulement 40 intellectuels qui arrivèrent, mais, entre 1933 et 1939, environ un millier de personnes venues principalement d’Allemagne, d’Autriche, d’Italie, de Hongrie, dont environ deux-cents professeurs, docteurs, ingénieurs, architectes, musiciens et artistes ; certains furent affectés dans les nouvelles universités d’Ankara et d’Istanbul. En fait, beaucoup d’entre eux participèrent à l’élaboration de la nouvelle république turque.

La Suisse délégua alors le conseiller d’État en charge de l’Instruction publique, Albert Malche, pour réorganiser l’enseignement supérieur turc en y intégrant les savants exilés. Ainsi, le scientifique allemand Philipp Schwartz devint titulaire de la Chaire du Département de Pathologie d’Istanbul durant près de 20 ans, tout en continuant à organiser un réseau d’évacuation des scientifiques juifs allemands vers des pays étrangers prêts à les accueillir dans leurs structures. Ernst Reuter donna des conférences d’urbanisme à l’université d’Ankara. Le professeur Ernst Hirsch occupa la chaire de droit commercial à la Faculté de Droit d’Istanbul puis d’Ankara ; les professeurs Gehard Kessler et Fritz Neumark enseignèrent l’économie à Istanbul, Alexander Rüstow, la géographie et Hans Gustav Güterbock, l’archéologie. Eduard Zuckmayer, pianiste et chef d’orchestre arrivé en 1936, participa avec C. Ebert et Ernst Praetorius, à la fondation du Conservatoire national de musique d’Ankara. L’architecte-urbaniste Bruno Taut fut professeur à l’Académie des Beaux-Arts et dessina des plans d’écoles, dont le bâtiment de la Faculté de Littérature d’Ankara. L’allemand Hermann Jansen conçut un projet découpant la ville d’Ankara en secteurs et espaces verts ; quant à l’autrichien Clemens Holzmeister, dont une avenue de la capitale commémore aujourd’hui le nom, il dessina les plans du quartier gouvernemental de la cité, avec quatorze immeubles de ministères et ambassades, l’Assemblée nationale et le palais présidentiel de Çankaya.

Même si après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup partirent aux États-Unis, la quinzaine d’années qu’ils passèrent en Turquie fut déterminante dans les domaines de l’enseignement, de la médecine, de l’architecture et des arts. C’est pourquoi Einstein déclara en 1949, au Directeur de l’Université technique d’Istanbul venu lui rendre visite : « Est-ce que vous savez que vous avez eu à la tête de votre pays un des plus grands leaders mondiaux ? »