Emmanuel Todd : La Défaite de l’Occident

L’anthropologue et essayiste français Emmanuel Todd vient de publier en ce début d’année 2024 La Défaite de l’Occident (aux éditions Gallimard), qu’il estime être son dernier essai de fin de carrière. (un article de Hannah Berthomé)

Par Aujourd’hui la Turquie
Publié en Avril 2024

Guidé par le sentiment de devoir écrire sur la situation géopolitique du monde, il mobilise cinq décennies de recherches afin d’expliquer la crise actuelle issue de l’invasion russe en Ukraine.

Emmanuel Todd : l’anthropologie historique et les statistiques

Emmanuel Todd, 72 ans, est décrit en tant qu’anthropologue et essayiste, spécialiste des systèmes familiaux et de leur influence sur les sociétés humaines. Ses sujets de prédilection sont l’Europe, l’immigration et le protectionnisme. Il est issu d’une famille d’intellectuels : son père est journaliste, sa mère est publiciste et cousine du célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss.

Il rêve de devenir archéologue tout en développant une conscience politique très jeune : lycéen, il devient membre des Jeunesses communistes avant d’adhérer au Parti communiste français l’année de son baccalauréat. La suite logique : faire ses études à Sciences Po Paris. Il complète son cursus par une maîtrise d’histoire à l’université Paris-Sorbonne, ainsi que trois années au Trinity College de l’université de Cambridge. Il y étudie les structures familiales auprès de Peter Laslett (historien et anthropologue britannique qui a joué un rôle fondamental dans le renouvellement de la sociologie historique, de la démographie historique et de l’étude des systèmes familiaux), qui devient son directeur de thèse.

Emmanuel Todd a toujours affiché un fort intérêt pour l’histoire et les mathématiques. Il a donc souhaité se spécialiser en histoire quantitative. À cette époque, la démographie quantitative est en plein essor : il étudie alors les phénomènes de fécondité, de mariage, de mortalité. Sa thèse de doctorat en anthropologie historique porte sur les communautés paysannes de l’Artois, de la Bretagne, de la Toscane et de la Suède.

La famille prise sous l’angle des systèmes familiaux devient alors le cœur de ses recherches. Il travaille par la suite principalement sur les thèmes de la parenté et de la famille, selon la démarche de l’anthropologie historique. C’est-à-dire qu’il considère que l’analyse des systèmes familiaux permettrait d’expliquer l’évolution, les structures et l’idéologie des sociétés humaines sur la longue durée. D’après lui, ce mode d’analyse permettrait de fournir de meilleures explications aux phénomènes sociaux de différents types, tels que l’idéologie, la hiérarchie sociale, le modèle économique, les choix politiques, ou encore les comportements électoraux et religieux.

Emmanuel Todd a ainsi été formé dans les années 1970 en grande partie aux côtés de l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie (considéré comme la figure fondatrice de l’anthropologie historique). Cela lui procure un fort intérêt pour les phénomènes de longue durée, ainsi que pour les approches interdisciplinaires combinant histoire et sciences sociales. Il a combiné cette influence à celle issue de l’anthropologie britannique qui lui a permis de développer une œuvre où l’analyse historique s’appuie sur la géographie et la statistique des populations. Il affiche ainsi un intérêt pour la recherche anglo-saxonne et pour les pays anglophones, tout en mettant un accent personnel sur l’analyse empirique des données.

Les travaux d’Emmanuel Todd se sont finalement portés sur la France dans les années 1980, puis sur l’Europe dans les années 1990. Il associe ces recherches à des essais portant sur le monde contemporain. Il combine alors des prises de position politiques (de gauche, souverainistes, anti-européennes) à des analyses sur le monde contemporain pour lesquelles il s’appuie sur ses travaux anthropologiques.

L’anthropologue revendique avoir « annoncé » la chute de l’URSS dans les années 1970, ainsi que le déclin des États-Unis dès le début des années 2000. En effet, en 1976, il publie La Chute finale qui mentionne « la décomposition de la sphère soviétique » au moyen d’une approche historique. Il construit ainsi un modèle sur la base de quelques données statistiques, surtout démographiques, de témoignages et de contes. L’historien Marc Ferro a rétrospectivement qualifié cet ouvrage comme le « succès le plus mémorable de la clairvoyance dans l’analyse critique ».

Son essai L’Invention de l’Europe (1990) souligne la grande diversité de l’Europe au sein du continent pour en conclure à l’absence de véritable culture commune. Les positions d’Emmanuel Todd sont sujettes à une grande diversité de critiques. Cependant, dans l’ensemble, ses essais sont plutôt mal accueillis dans le monde universitaire qui leur reproche leur caractère réducteur à un unique facteur anthropologique.

Emmanuel Todd dans le débat public

L’anthropologue français, qui est aujourd’hui le sujet principal de nombreux articles et émissions, devient connu du grand public dans les années 1990 pour ses prises de position sur le Traité de Maastricht. Il s’y oppose fermement et gagne alors une notoriété publique. En 2005, il déclare cependant qu’il est favorable au projet de constitution européenne. Depuis la crise de la dette publique grecque, il considère que l’euro est condamné et affirme que l’Europe serait devenue un système hiérarchique et autoritaire sous domination allemande. Il est ainsi favorable à une sortie de la zone euro et oppose Europe du Nord et Europe du Sud.

Après avoir soutenu François Hollande lors de l’élection présidentielle de 2012, il déclare en 2021 que son candidat favori pour la prochaine élection serait Arnaud Montebourg car il présenterait les problèmes « en termes économiques » et qu’il serait « le moins islamophobe ».

Il reste très critiqué pour des positions pro-russes, voire conspirationnistes. Il est décrit par Le Monde comme un « intellectuel français pro-russe » ou plus précisément pro-Kremlin.

La Défaite de l’Occident

Ce tout dernier essai d’Emmanuel Todd vient de paraître en janvier 2024 aux éditions Gallimard. Il est décrit comme un tour du monde réel, de la Russie à l’Ukraine, des anciennes démocraties populaires à l’Allemagne, de la Grande-Bretagne à la Scandinavie et aux États-Unis, sans oublier ce Reste du monde dont le choix aurait décidé de l’issue de la guerre. Pour ce faire, l’auteur mobilise les ressources de l’économie critique, de la sociologie religieuse et de l’anthropologie des profondeurs.

Il est possible d’y lire sur la quatrième de couverture : « La disparition du protestantisme a mené l’Amérique, par étapes, du néo-libéralisme au nihilisme ; et la Grande-Bretagne, de la financiarisation à la perte du sens de l’humour. L’état zéro de la religion a conduit l’Union européenne au suicide mais l’Allemagne devrait ressusciter. (…) Ensemble, OTAN et Ukraine sont venus buter sur une Russie stabilisée, redevenue une grande puissance, désormais conservatrice, rassurante pour ce Reste du monde qui ne veut pas suivre l’Occident dans son aventure. Les dirigeants russes ont décidé une bataille d’arrêt : ils ont défié l’OTAN et envahi l’Ukraine. »

Dans cet ouvrage, Emmanuel Todd s’érige en réel prédicteur du futur géopolitique en démontrant à quel point la Russie se trouve en bonne santé et l’Occident en dépression, de par un manque de velléités impériales. D’après lui, les pays qui étaient auparavant dominés par le protestantisme seraient à présent rongés par un nihilisme. Cela mènerait à une défaite des États-Unis et de ses alliés, ce qui ouvrirait une nouvelle période de paix.

Tandis que certains félicitent l’auteur pour la publication d’analyses qui mettraient fin à un déni collectif, et que d’autres, sans profondes convictions, estiment que le débat mérite au moins d’avoir lieu, les plus sceptiques se vouent à de vives critiques. Florent Georgesco déclare pour Le Monde que l’essai a été écrit « sans réels arguments et sans s’embarrasser de cohérence, mais en ligne avec la propagande russe ». Il qualifie également l’auteur de « prophète » et estime qu’il se revendique lui-même comme détenteur du savoir en général. Finalement, ce serait faire l’apologie d’une dictature qui continuerait de faire allégeance à la barbarie d’une guerre impériale, aux bombardements de civils, aux tortures, aux viols, aux déportations d’enfants. Pour résumer, assène-t-il, « c’est glaçant ». Paul Soriano estime quant à lui dans Marianne qu’Emmanuel Todd, au contraire, démontre la victoire de l’Occident avec ses analyses. Il retient ainsi la plupart des éléments du diagnostic du démographe pour en tirer une conclusion radicalement différente. Selon Soriano, l’Occident l’emportera à coup sûr. S’il se décivilise, « c’est pour se rendre plus agile dans son entreprise hégémonique ». Aucune des pu