« En cette saison estivale des moussons, les cascades éphémères ont dévalé les centaines de canyons rouges de l'Hadramaout pendant la nuit. (un article de Hannah Berthomé)
« En cette saison estivale des moussons, les cascades éphémères ont dévalé les centaines de canyons rouges de l'Hadramaout pendant la nuit. Depuis des millénaires, l'eau a façonné cette géographie escarpée, donnant parfois des visages ou des silhouettes humaines aux falaises. [...] C'est dans cet environnement étrange et silencieux que la branche yéménite d'Al-Qaïda dans la Péninsule arabique avait tenté de prendre le pouvoir en 2015 [...]. Mais le groupe terroriste et la guerre contre les rebelles houthis, située à des centaines de kilomètres à l'ouest du Yémen, ne sont pas les seules préoccupations de la population. Un autre mal opère dans le Wadi Hadramaout. Il est indolore, rarement visible et endeuille chaque famille, chaque voisinage, chaque tribu hadrami. Ce malheur porte le nom de : "Sioul al-Assouad" – les inondations noires. ».
Ce sont les mots que Quentin Müller, journaliste d'investigation, a écrit pour l'Obs. Ce spécialiste français du Yémen a enquêté sur les activités de Total dans cette zone du Moyen-Orient, pour finalement révéler de graves pollutions engendrées par la multinationale pétrolière, ayant des conséquences drastiques sur l'environnement et la santé des habitants yéménites. Total est à présent poursuivi en justice par 58 Yéménites, représentés par deux avocats français. Ils espèrent que la multinationale sera contrainte de réparer la somme de dégà¢ts mortels causés dans l'est du pays.
Il y a environ trois ans, le journaliste Quentin Müller tombe sur un rapport qui explique qu'il y a une région dans l'est du Yémen où des entreprises pétrolières ont laissé énormément de pollution. Il décide de se rendre sur place et découvre rapidement que Total est impliqué. Ce qu'il découvre est sans précédent : une catastrophe naturelle, des zones dévastées où plus rien ne pousse, des cas innombrables de cancers, la disparition des oiseaux et des abeilles, des puits pollués. Malgré la présence d'Al-Qaïda dans la région, Quentin Müller décide d'aller voir de ses propres yeux ce qui se passe. Sur la route qui y mène, il décrit avoir l'impression « de s'enfoncer dans la gueule du diable ».
Chaque entreprise pétrolière a l'obligation de construire une usine lorsqu'elle fait remonter du pétrole. En effet, l'eau naturellement présente dans le pétrole doit en être séparée par un cocktail chimique nommé BTEX et hautement cancérigène. Par ailleurs, cette eau contient des métaux lourds, ce qui la rend radioactive et toxique. L'usine de traitement des eaux est ainsi indispensable.
Mais au Yémen, afin de faire des économies, Total a remplacé cette usine par des centaines de bassins qui ont permis de stocker l'eau, couverts d'une simple bà¢che en plastique. Et cette région du Yémen étant sujette aux moussons, les pluies très fortes ont fait déborder les bassins. L'eau extrêmement toxique s'est ainsi écoulée dans les vallées où vivent les habitants.
à€ cela s'ajoute l'explosion en 2008 d'un pipeline qui était construit à la surface de la terre et non sous terre, à nouveau pour des raisons économiques. Le pipeline était donc exposé aux intempéries et aux sabotages. Il a fui toute une nuit, et des millions de barils se sont ainsi écoulés depuis le haut d'un canyon. à€ chaque pluie forte, le pétrole ressort des interstices de la montagne et s'écoule davantage dans la vallée.
Quentin Müller a recueilli le témoignage d'ingénieurs présents lors de la dépollution qui a suivi l'accident : celle-ci aurait duré à peine un mois, les sols n'ont pas été creusés et les travailleurs auraient été payés pour simplement polir des pierres. La dépollution aurait ainsi été une simple formalité, un nettoyage superficiel afin de ne pas alerter la presse.
Une tentative de procès a déjà eu lieu contre Total au Yémen. Celle-ci avait été initiée par cinq paysans yéménites qui ont avoué avoir été gracieusement payés par la multinationale pour retirer leur plainte, dans le but d'étouffer l'affaire.
Après son retour en France, Quentin Müller a reçu le Grand Prix Varenne de la presse pour son enquête. Depuis maintenant plusieurs mois, l'action en justice s'organise, menée notamment par le grand avocat parisien Fiodor Rilov. L'enjeu consiste à contraindre Total à fournir des documents relatifs au fonctionnement de Total au Yémen lors des événements, puis à lancer l'action qui vise à engager la responsabilité de Total vis-à -vis des victimes. La première audience a lieu le 1er février 2024.
Hannah Berthomé