Niyazi Öktem, porte-parole du dialogue interculturel en Turquie

​Entre les murs des universités, aux confins de ses livres ou auprès des diplomates internationaux, Niyazi Öktem s’est présenté comme porte-parole pour défendre le dialogue interreligieux. (un article de Clara Marque)

Par Aujourd’hui la Turquie
Publié en Juin 2024

Ce professeur de philosophie du droit, aujourd’hui retraité et écrivain, revient sur les différents chapitres de sa vie, de ses influences idéologiques à sa compréhension du monde sacré.

Aristote tend un verre de vin à Rousseau. À leurs côtés, Amin Maalouf, Saint-Thomas d’Aquin, Erasme, Hallac-ı Mansur, Weber, Marx et Spinoza marient leurs idées, délectant des saveurs d’Orient. Voilà la tablée qu’aimerait réunir Niyazi Öktem dans son appartement d’Üsküdar qui surplombe le Bosphore. La Cène de Jésus et ses apôtres, revisitée aux tons de sa pensée. Convaincu par les idées de Sartre, le jeune philosophe grandit dans les années 1960 dans le courant existentialiste. En 1962, la crise des missiles de Cuba intervient pendant son stage au Texas. Cet affrontement diplomatique avec l’Union soviétique le conduira à embrasser le communisme. Finalement, à son retour sur sa terre natale, la Turquie, il se définit comme social-démocrate, wébérien, marxiste, portant en lui « plusieurs facteurs géographiques ayant affiné une façon de comprendre la vie sociale, en tant qu’Anatolien de culture humaniste, philosophique et religieuse », explique-t-il d’un air songeur. « Je suis un mélange ! », conclut-il. Cet octogénaire aux airs endimanchés, bâtisseur d’une large bibliographie, ne se définit pas comme penseur. Car pour cela, dit-il, « il faut créer une école de pensée ! ». Et pourtant, Niyazi Öktem a cofondé l’Université de Galatasaray et en a été le doyen de 1994 à 1997.

Niyazi Öktem est né à Elazığ en 1944. Sa famille déménage à Fatih à l’âge de 6 ans, et c’est là qu’il découvre la vie stambouliote. Diplômé du lycée Galatasaray, puis de la faculté de droit de l’Université d’Istanbul, il souhaite, au plus profond de lui, étudier la philosophie. « Mon père me disait que ça ne servirait à rien, que je devais suivre le droit. J’ai donc marié les deux, philosophie et droit », raconte le doctorant ayant orienté sa thèse sur le libre arbitre au vu des concepts juridiques. Une jeunesse dynamique, où il rédige sa thèse le soir aux côtés de sa femme Yıldız et de son jeune enfant, après ses activités matinales en tant que vendeur de tapis au grand Bazar. « Ça m’a appris l’art du discours », dit-il malicieusement. Assistant de philosophie du droit et de sociologie en 1972, puis promu professeur agrégé, il reçoit le titre de chevalier de la Légion d’honneur des Palmes académiques françaises en 1989. À partir de là, un tournant marquera sa vie intellectuelle : l’étude des religions.

De tradition familiale sunnite, Niyazi Öktem croit au mysticisme mais ne le pratique pas. Il commence à nourrir une curiosité tournée vers le christianisme, dont il étudie les contours, explore le monde monastique, pénètre dans le Vatican, pour finalement établir des contacts religieux plus larges. « Des sectes chrétiennes aux orthodoxes grecs, même les mormons m’ont invité ! », relate-t-il de cette période au cœur du spirituel. Pour lui, voir la religion sous l’angle du libre-arbitre est un moyen d’atteindre le consensus religieux et de dépasser ses différences, tolérance à la clé. Il se met alors en quête de comprendre, répandre, et défendre cette idée aux quatre coins du globe. « L’interreligionisme a beaucoup intéressé, ici en Turquie », explique-t-il en faisant référence au séminaire de l’UNESCO de 1995 « Religions et Tolérance » où il représentait la Turquie, jusqu’à la création d’un groupe de recherche sur les relations religion-État à Milan en 1998.

« Religion et État ». Voilà une formule qui a beaucoup occupé l’esprit de Niyazi Öktem, l’amenant à penser la fonction de l'État comme essentiellement tournée vers les droits fondamentaux rendus au peuple. Une idée qu’il développe d’ailleurs au sein de Cumhuriyet, dans les années 1980. À cette époque, au lendemain du putsch militaire du 12 septembre 1980, les yeux de Bülent Ecevit, alors emprisonné, tombent sur cet article. Intrigué, il en débat avec ses codétenus. Ni une, ni deux, il envoie une lettre à sa femme en lui parlant de cette plume mystérieuse. À sa sortie de prison, l’ancien Premier ministre souhaite rencontrer l’auteur de ces mots, pour réfléchir ensemble sur le rôle de l’État dans le dialogue interreligieux. En créant en novembre 1985 le Parti de la gauche démocratique (DSP), une formation social-démocrate, kémaliste et étatiste, Bülent Ecevit fait appel à Niyazi Öktem pour fonder un comité sur la question. Ils y gravent une nouvelle définition de la laïcité, en bonne relation avec la croyance et en rétablissant sa liaison avec l’islam. « Alors que ces intellectuels de gauche avaient toujours été distants avec l’islam, celle-ci était enfin prise en considération. Porter et exprimer sa religion en toute liberté, voilà ce que j’ai essayé de défendre en Turquie », conclut l’octogénaire, en regardant Istanbul par la fenêtre, sa vie en arrière-plan.

Clara Marque