Une voix fine et douce 

“Mani oluyor hâlimi takrire hicabım”

Par Ali Türek
Publié en Juin 2024

Lors d’un de ses passages à la capitale déchue de l’Empire, Gazi souhaite rencontrer l’étoile montante des scènes. À cette époque, ce n’était encore qu’une jeune femme nouvellement introduite dans le monde de la musique, mais avec trois ou quatre disques déjà publiés et un succès phénoménal. L’entourage de Gazi la trouve et l'emmène à un endroit où une table était dressée. En montrant la chaise vide à côté de lui, « Viens, assieds-toi à côté de moi », lui dit-il... 

« Ce soir, chanterais-tu une chanson pour moi ? » Il aimait la voix de cette jeune artiste et il avait déjà écouté tous ses disques. « À vos ordres, mon général, je chanterai ce que vous voudrez », répond-elle... « Dans ce cas, chante-moi Mâni oluyor hâlimi takrire hicabım ». 

La jeune femme le regarde, prise de confusion... « Que faire maintenant ? Si seulement la terre pouvait s’ouvrir et que je puisse y disparaître. Mieux encore, mourir immédiatement pour ne plus jamais revivre cette honte », pense-t-elle. « Je ne connais pas cette chanson, mon général », lui dit-elle timidement... Gazi se rapproche d’elle et commence à chanter cette chanson tout doucement. Aussitôt, en l’écoutant, elle retient tout le texte et la mélodie de la chanson. Puis ils se mettent à chanter ensemble. « C'était une voix fine, douce, gentille, plus semblable à celle d’un poète que d’un soldat, mais après tout, c'était Atatürk », dira plus tard Safiye Ayla. 

Ma pudeur m'empêche d'exprimer mon état

Ne me fais pas de peine, cela suffit, ne me fais pas de peine, je suis dévastée par ton absence

Mon calme est ruiné, mon sommeil m'a abandonnée

Ne me fais pas de peine, cela suffit, ne me fais pas de peine, je suis dévastée par ton absence

De ces vers jaillissent une profonde tristesse, une profonde peine née de la séparation, de l’absence de l'être aimé. La souffrance y est d’une telle intensité qu’on y entend le désir de ne plus endurer cette douleur.

Sublime fusion des paroles et des notes, cette œuvre n’est en effet rien d’autre que la rencontre d’un poème plein d'émotions et d’un talent musical. Les paroles sont de la plume de Nigar Osman Hanım, poétesse et figure sociale importante de la fin de l'Empire ottoman et du début de la République, chez qui l'amour, la séparation, la tristesse et la déception constituent un univers tout particulier. Quant à la  composition, c’est l'œuvre de Kemani Tatyos Efendi, compositeur et virtuose du violon arménien stambouliote. Auteur de nombreuses œuvres précieuses pour le répertoire de la musique classique turque, notamment dans des formes telles que les chansons, les fasıl et les peşrev, il était l’un des plus grands musiciens de son temps. 

Union de ces deux esprits, deux grands témoins d’une des plus grandes périodes de bouleversements, ce court poème composé dans le maqam de hüzzam avait ébloui le public de son époque et continue encore à éblouir par la force de cette répétition de la supplication, par la profonde tristesse née de la séparation. À travers les résonances de hüzzam, on ressent encore l'extrême pudeur de la poétesse à exprimer sa détresse et on vit toujours l'impact dévastateur de cette douloureuse séparation, de ce manque qu’elle sentait irremplaçable. 

Surtout un soir du 19 Mai !

Mai 2024. Ali Türek