Décès de Jean Malaurie, ethno-historien du Grand Nord (Un article de Clara Barge)

Géographe, ethnologue et porte-parole des Inuits, Jean Malaurie s’est éteint le 5 février 2024 à l’âge de 101 ans. Ses nombreuses missions au Groenland et sa vie passée aux côtés des peuples arctiques lui ont permis de défendre leurs droits, d’enseigner une méthode, l’anthropogéographie de la pierre à l’homme, de partager une langue et un lien intime avec le Grand Nord.

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Octobre 2024

L’été 1950 marque les premiers pas de Jean Malaurie dans les terres arctiques. Son périple jusqu’à Thulé, au nord-ouest du Groenland, est contraint par les glaces, les mers agitées et le manque d’équipement. Il arrive tout de même à atteindre le village de 302 « Inughuits », les Inuits du Nord. Parti y étudier la roche, il hiverne à leurs côtés, conduit des traîneaux, chasse le phoque et mange du kiviaq, un plat arctique à base d’oiseaux. La culture animiste et l’organisation anarcho-communaliste de ce peuple séduiront Jean Maulaurie qui, désormais passionné par les terres septentrionales et leurs habitants, vouera une grande partie de sa vie au Pôle,

Défenseur des communautés Inuits, il s’oppose en 1951 à une base militaire secrète découverte au cours d’une expédition scientifique. « Go home ! Je soulèverai la population contre la création de cette base offensive au cœur même du territoire d’un peuple », lance-t-il au général de cette base aérienne américaine. La population locale sera contrainte de s’exiler à Qaanaaq, 150 km au nord. Plus tard, en 1968, un B-52 américain s’écrase sur la banquise, et les bombes transportées provoquent une contamination radioactive de toute la zone. Cette présence américaine est considérée comme un « choc colonialiste » par l’ethnologue qui, en 2019, revendique l’indépendance du Groenland et s’indigne à nouveau de l’ « esprit colonial » de Donald Trump voulant posséder cette terre. Jean Malaurie continuera de plaider la cause de cette population, oubliée et méprisée par l’Occident.

Au sein de l’Unesco, il occupe le poste d’Ambassadeur de bonne volonté pour les régions arctiques, mission qui l‘amène à présider un Congrès international pour l’Arctique en 2009. « Les Inuits sont devenus de plus en plus minoritaires : ils formaient 30 % de la population en Alaska, à l’époque du président Jimmy Carter, aujourd’hui ils ne sont plus que 15 %.  Et leur mauvaise connaissance de l’anglais fait qu’ils ne trouvent pas d’emploi qualifié. Notre crime, c’est de les avoir dépossédés de leur culture », confie le scientifique dans un entretien à Sciences et Avenir. La pollution et l’exploitation de l’Arctique pour ses richesses pétrolières, minières et industrielles, sont décriées par l’explorateur comme étant tradicides et menant, à terme, à la disparition de cette population. En outre, les effets du dérèglement climatique sont trois à quatre fois supérieurs sur ces terres polaires, menacées par la fonte des glaciers et l’augmentation des températures du pergélisol. Jean Malaurie rappelle que l’organisation de vie et la planification démographique des Inuits dépendent des conditions climatiques, et que les fondements de l’anthropologie arctique sont d’ordre écologique.

Pour lutter contre l’oubli de ces peuples autochtones, l’ethnologue publie en 1955 Les Derniers rois de Thulé, premier livre de la grande collection « Terre Humaine » éditée chez Plon. Cette œuvre sera traduite en 23 langues. D’autres textes militants verront le jour, tels que Terre mère (2008) ou Oser, résister (2018). Il utilise le support audio-visuel pour visibiliser le quotidien inuit, en réalisant des documentaires pour l’ORTF (1969), ou des séries de films, comme La Saga des Inuits.

Jean Malaurie a fait de son expérience humaine un enseignement scientifique considérable. Il fonde en 1958 le Centre d’études arctiques, et en 1990, l’Académie polaire d’État de Saint-Pétersbourg, pour former des élites chez les peuples transsibériens. Grande figure du CNRS, il sera élu à la première chaire de géographie polaire de l’histoire de l’université française en 1957. Géomorphologue, cartographe ou encore géocryologue, Jean Malaurie a contribué à une trentaine de missions, de la Sibérie au Groenland en passant par le Sahara et le désert de Hoggar en Algérie. Il fut le premier à découvrir « l’allée des baleines » au Nord-est de la Sibérie, et fut l’initiateur, avec l’Inuit Kutsikitsoq, de l’expédition franco-soviétique en Tchoukotka sibérienne. Grâce à son travail en Arctique, Jean Malaurie a établi la généalogie de 302 Inuits sur quatre générations ainsi qu’une planification tendancielle afin d’éviter le risque de consanguinité.

Tous ces apports scientifiques contribueront à faire vivre la mémoire des Inuits, et celle de Jean Malaurie, qui reposera parmi les glaces du Grand Nord, ses cendres placées sous un cairn proche de Qaanaaq, la terre de Thulé qui lui est si chère.