« Nous marchions sur une plage… C'était l'automne, un automne où il faisait beau. » Ce n’était pourtant pas dans le Nord de l'Amérique mais à l’Ouest de l’Hexagone, en Bretagne. La mer était calme, le ciel sans nuages, c’était il y a dix ans.
Celle qui avait été ma professeure de mathématiques à Saint-Joseph était devenue mon amie. À l’époque, la France semblait être déchirée sur le mariage pour tous et nous marchions sur une plage. Je voyais deux France s’affronter et c’est là que je lui ai posé cette question dont la réponse m’a longtemps bouleversé : « Depuis quand ces deux France existent ? « Depuis 1789, la Révolution » m’avait-elle dit. Jeune turc, de surcroît bourgeois et laïque et par conséquent bêtement naïf, j’étais choqué. Littéralement.
Je croyais, jusque-là, que ce déchirement entre le passé et l’avenir, cette fracture n’étaient les caractéristiques privilégiées que de la Turquie. « Notre plus grand problème est celui-ci : où et comment nous rattacherons-nous au passé ; nous sommes tous les enfants d’une crise de conscience et d’identité... » C’est avec ces mots qu’Ahmet Hamdi Tanpınar concluait le chapitre sur Istanbul dans son livre Beş Şehir (Cinq villes). Il était l’écrivain qui avait vécu, dans sa chair, ce moment de bascule, de rupture et de bouleversement qu’était la transition de l’Empire ottoman vers la République de Turquie. Toute sa génération se sentait déchirée entre le passé et le présent. Cette dualité traçait des failles entre les familles culturelles, mais également politiques. Le combat entre la réaction et le progrès devenait vif, peut-être même féroce, voire mortel.
À l’époque, je croyais qu’il était tout à fait logique, voire naturel qu’un tel bouleversement digne de la grande Révolution française provoque cette interrogation, cette dualité, cette faille. Mais je pensais également que comme la France les avait, à mes yeux, laissées derrière elle, la Turquie allait aussi oublier ses querelles et ses hésitations, allait acquérir une synthèse paisible pour enfin résoudre, dans la durée et la sérénité, ses crises d'identité. Je n’étais nullement préparé à voir partager ce petit privilège schizophrénique avec un pays comme la France que je pensais être au-delà de toutes questions métaphysiques, un pays comme la France qui savait d’où elle venait mais qui savait surtout où elle allait.
Cet automne-là sur la plage, tout d’un coup, quelqu’un me dévoilait un grand secret, j’apprenais que l’Ancien Régime n’était pas définitivement mort ! Cela m’avait donné le vertige. Depuis, nous avons continué à marcher sur d’autres plages, marée haute ou marée basse, en automne comme en hiver, au printemps comme en été. J’ai terminé mes études, j’ai commencé à travailler, puis j’ai lu. Énormément. J’ai beaucoup lu sur la Révolution et ses figures, l’Empire, la Commune, la Troisième République et ses grandes avancées, la Quatrième et son instabilité, la Cinquième et sa naissance, puis sur Mai 68 et beaucoup sur Vichy aussi. Cela m’a pris plus de dix ans à comprendre ce que fut réellement ce pays, ce dont il a été capable et comment il est devenu ce qu’il est devenu aujourd’hui.
De ce jeune étudiant étranger que j’étais, il ne reste plus rien aujourd’hui. Lui, il a été tour à tour étudiant, stagiaire, jeune collaborateur, acteur associatif, enseignant, entrepreneur, sans-papiers, conjoint de ressortissante française, puis malade. Voilà, j'ai vécu dans ce pays et je compte y vivre encore longtemps. Je le considère, du fond de mon cœur, comme le mien. Et oui, jour après jour, je vois qu’il n’a pas complètement réglé cette querelle entre l’ordre ancien avec tous ses démons réactionnaires et la promesse de sa grande Révolution qui a su rayonner comme une lumière pour l’humanité entière. Leur duel reste encore un « plébiscite de tous les jours », un combat qui continue encore, comme ce doux mouvement incessant de l’océan sur une plage, un soir d’automne.