La diaspora libanaise: entre ressentiment, résilience et prise d’initiative - une interview de Yasmina Abou Haka (Un article de Jules Pissembon)

À travers un échange avec Yasmina Abou Haka, 22 ans, étudiante libanaise à Sciences Po, Aujourd’hui la Turquie revient sur l’état d’esprit de la diaspora libanaise, troublée par le sort réservé à son pays.

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Novembre 2024

Née au Liban, Yasmina a passé son enfance à Dubaï pour fuir la guerre de 2006, avant de retourner au pays en 2010. Elle raconte sa «passion» pour le Liban, un pays qui a «façonné» sa personnalité jusque dans ses moindres traits de caractère. Interrogée sur son rapport à la mémoire collective, particulièrement douloureuse pour les Libanais et ravivée par les tensions actuelles avec Israël, Yasmina témoigne de la sensibilité qu’elle éprouve à l’égard de son héritage. Celui-ci lui a été transmis par les «archives, films et chansons » partagés à l’école, mais surtout par les récits de ses parents. «Leurs souvenirs [...] nous ont été légués, presque inconsciemment, de génération en génération», explique-t-elle. Ces récits ont profondément influencé sa perception du Liban, car, comme elle le développe, «le pays n’a jamais pleinement cicatrisé de ses crises passées. [...] Nous vivons dans un «après» qui ne semble jamais aboutir». Cette mémoire fait désormais partie intégrante de son identité. Ces témoignages, combinés à un programme éducatif qui ne reconnaît pas l’État d’Israël, dans un pays où «chaque famille a été touchée» par ses exactions, ont façonné une perception durable de cet État : celle d’une «puissance coloniale et impérialiste». Une vision qui forge une attitude sociétale particulière à son égard, le tenant responsable d’une paix impossible au Moyen-Orient. L’invasion du Sud Liban par Israël le 1er octobre 2024, après des semaines de bombardements meurtriers et destructeurs et sans considération pour les nombreuses remontrances de la communauté internationale, semble lui donner raison.

Avouant avoir connu une «forme de déni» face aux premiers bombardements touchant le Sud du Liban au début de la guerre en octobre 2023, elle décrit une «peur profonde» qui l’a envahie face aux premières images de Beyrouth sous les bombes, d’abord en janvier, puis en juillet, et tous les jours depuis le 17 septembre. Ce déchaînement de violence suscite chez elle des émotions brutes, des «douleurs indescriptibles». En détaillant son ressenti, Yasmina parle d'une «tristesse déchirante», à laquelle se mêle une «culpabilité insoutenable» — celle de se sentir en sécurité, loin de Libanais qui donneraient tout pour être à sa place. À cela s'ajoute une colère, doublée d'un sentiment d'impuissance face à un monde «sourd et aveugle». Yasmina exprime aussi une forme de fierté, pilier de l’identité libanaise : «Cette résilience, bien qu’elle soit née de la souffrance, est ce qui nous maintient debout.» Ce torrent d’émotions trouve son équivalent dans la langue arabe : le terme «قھر» (qaher) évoque une colère profonde, sourde, alimentée par un cumul d’injustices, de déshumanisation et de souffrances, caractéristique de la résilience libanaise face à des décennies de crises incessantes. Yasmina décrit une «douleur inavouée», une «force» qui résiste au poids d’une Histoire apparemment «insupportable». Loin d’être atténuées par la distance, ces émotions semblent, au contraire, avoir «intensifié» son attachement au Liban, rendant «plus palpable la conscience de son importance dans son identité». Cet engagement quotidien se reflète particulièrement sur les réseaux sociaux, où elle publie du contenu avec régularité. Elle justifie cette présence accrue comme un «moyen d’exprimer les émotions qui [l']envahissent», ainsi qu'une façon de «canaliser [son] indignation et de la rendre visible», dans le but «d'éveiller les consciences», en particulier celles des Occidentaux. Pour Yasmina, la diaspora peut jouer un rôle clé dans la crise que traverse actuellement le Pays du Cèdre. Il est essentiel de maintenir un cadre de vigilance et de mobilisation globale afin d'encourager des initiatives concrètes. Si la sensibilisation constitue une étape primordiale, celle-ci doit mener à une action tangible de la communauté internationale. Les campagnes de dons et de collectes de fonds offrent une aide directe et significative au Liban, qui manque cruellement de médicaments, de produits d’hygiène et d’autres biens de première nécessité. «Dans ce climat de précarité extrême, ces contributions matérielles ne sont pas seulement utiles, elles sont vitales», insiste Yasmina. 

L’étudiante conclut cette interview en évoquant l’espoir que la résilience et l’amour de la patrie des Libanais suscitent en elle, affirmant que «le peuple libanais n’a jamais cédé et il ne cédera jamais».