« Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère. » Cette phrase-là, il ne l’a jamais prononcée. Jamais. Et pourtant, ces quelques mots largement tronqués d’un Camus qui répondait à des étudiants algériens résidant à Stockholm sont entrés dans le Panthéon des citations. Il ne les a jamais prononcés mais ils ont été fatals, ils ont acté la rupture entre l’écrivain de L’Étranger et une partie de l’intelligen
Le 17 octobre 1957, Camus, alors âgé de quarante-quatre ans, apprenait qu’il avait obtenu le prix Nobel de littérature. À une époque où l’Algérie était au cœur de tous les combats, cet écrivain philosophe, natif de cette terre, tenait une conférence de presse. Un jeune étudiant algérien l’interpelle durement sur le conflit qui tourmente l’Algérie. C’est ce jour-là, le 14 décembre 1957 à l’issue de la cérémonie de remise du prix, que Camus prononce ces mots : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi le terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger. En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. »
Le Monde rapporte, en vain, dans un article du même jour la suite exacte de ses propos. « Je suis pour une Algérie juste où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique. » Trop tard… Entre la justice et la mère, un grand malentendu venait d'être né.
Qui ne peut pas comprendre le fond de sa pensée qui n’est nullement contre l’idéal de justice lui-même mais qui cherche une issue alternative pacifique, qui demande une réconciliation entre les deux camps ? Qui peut rester indifférent à son cri qui rejette la haine, la négation de l’autre, la violence et qui refuse un manichéisme forcément meurtrier ? Beaucoup, mais beaucoup de monde apparemment. Hier comme aujourd’hui.
Des décennies se sont écoulées mais Camus reste vivant au-delà des frontières et des temps. Le déchirement qui le tourmentait est encore là et il y a encore des gens qui l’entendent à travers ses écrits, correspondances et ses discours marqués par cette profonde humanité… Le même jour, avant cette fameuse conférence de presse, Camus livrait un discours poignant à l’Académie de Suède. Son cri du cœur résonne encore aujourd’hui, n’ayant rien perdu de son actualité ni de sa profondeur : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas » disait-il, avant de continuer : « Mais sa tâche est plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Chaque génération et la sienne… Chaque génération et la nôtre… Rien n’a changé depuis. Le monde est toujours en feu, le monde est toujours en train de se défaire sous nos yeux ébahis. La haine de l'autre bousille les vies humaines, elle dévaste, sans aucune perspective de paix, de nombreuses régions du monde devant notre incapacité collective à penser l’apaisement.
Je connais beaucoup de gens qui se sentent, eux aussi, profondément déchirés. Ce sont les gens qui partagent ma vie et que j’aime profondément. Ils et elles portent une voix d’humanité qui n’est plus du tout audible. Ce sont les Camus de notre temps qui regardent le spectacle terrible d’un monde qui se défait.