Une guerre contre l’Histoire : le patrimoine libanais, otage des tensions régionales (Un article de Jules Pissembon)

​Au Liban, le nuage de poussière provoqué par les bombardements israéliens quotidiens ne semble pas près de se dissiper, rendant improbable toute percée vers un cessez-le-feu. Alors que les pertes civiles s’alourdissent et que les positions du Hezbollah restent fermes, les offensives israéliennes menacent non seulement les vies humaines, mais également le patrimoine millénaire du Pays du Cèdre.

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Décembre 2024

Le sort de ce patrimoine précieux, témoignage d’une histoire riche et complexe, devient un enjeu supplémentaire dans un conflit qui paraît sans issue.

Le 12 octobre, l'aviation israélienne cible les souks plusieurs fois centenaires de Nabatiyeh, dans le sud du Liban, provoquant un vif émoi à l'international. Le 23 octobre, une épaisse nuée entoure Tyr, ville portuaire fondée vers 2750 av. J.-C. et inscrite au patrimoine de l'UNESCO pour ses célèbres vestiges romains, phéniciens et byzantins. Le 30 octobre, les ruines romaines de Baalbek, à l'est du pays, également classées à l'UNESCO, sont à leur tour ciblées, notamment le temple de Bacchus, l'un des plus grands temples romains encore debout. Le mausolée ayyoubide de Douris et le château médiéval de Tebnine sont aussi touchés. Israël affirme viser des positions du Hezbollah, sans toutefois fournir de preuves – Baalbek étant seulement le foyer de nombreux électeurs du parti. Depuis, comme l’indique un rapport publié par plusieurs organisations spécialisées, des dizaines d’autres sites ont été endommagés ou détruits, notamment à Beyrouth, dans la vallée de la Bekaa et au sud du pays. À cela s’ajoute une menace tout aussi grave : l’érosion du patrimoine immatériel libanais, qui risque, lui aussi, de s’effacer.

La destruction systématique des vestiges historiques du Liban s’inscrit dans une stratégie plus large de réécriture et de manipulation de l’Histoire au Proche-Orient. Ce phénomène révèle une facette moins visible du conflit : la négation de l’identité nationale libanaise. Entre Israël et le Liban  se joue une véritable bataille narrative. En tant qu’État moderne ancré dans l’histoire juive, Israël légitime sa position par les liens qu’il établit entre la Terre d’Israël et l’histoire biblique. La reconnaissance de l’héritage plurimillénaire libanais, marqué par une mosaïque d’influences culturelles et religieuses, offrirait une alternative à ce récit, risquant de contester l’hégémonie culturelle qu’Israël cherche à imposer. Cette confrontation narrative explique, en partie, les efforts visant à réduire au silence une mémoire libanaise parfois encore méconnue. Cette violence symbolique, qui passe par la destruction du patrimoine culturel et des traditions, constitue une menace majeure pour l’identité collective du Liban. Dans un pays marqué par des divisions internes, ce patrimoine joue pourtant un rôle clé : il incarne un socle commun, essentiel à la cohésion nationale et à la réconciliation. Protéger et valoriser l’héritage national libanais ne se limite pas à une simple démarche de préservation culturelle. C’est aussi un acte politique, porteur d’un potentiel de paix dans une région où l’histoire, souvent instrumentalisée, reste un terrain de confrontation. En rompant brutalement les liens entre le passé et le présent libanais, Israël hypothèque également l’avenir du pays. Sans socle commun autour duquel se rassembler, reconstruire le Liban devient une tâche ardue, presque dénuée de sens. La question de la reconstruction du Pays du Cèdre et de son patrimoine soulève déjà des débats : faut-il restaurer ce qui a été détruit au risque de créer une version artificielle de l’Histoire, ou accepter ces destructions comme une nouvelle strate marquant l’histoire du Liban, désormais indissociable des tensions avec Israël ? La résistance à la menace israélienne à travers la lutte mémorielle constitue un enjeu central du conflit. Son issue déterminera probablement la nature des relations futures entre les deux pays.