Syrie : un nouvel échiquier géopolitique se dessine après la chute d’Assad (Un article de Jules Pissembon)

Dix jours après le lancement de leurs offensives, les rebelles du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) prennent Damas le 8 décembre, marquant la fuite de Bachar al-Assad et la fin de cinq décennies de régime autoritaire. Des scènes de liesse éclatent, mais dans le tumulte de ce moment historique, une question demeure : à quoi ressemblera la Syrie de l’après-Assad ?

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Janvier 2025

Cette victoire est avant tout celle du HTS, sous la coupe d’al-Joulani, qui aspire désormais à s’imposer comme la principale alternative capable de gouverner la Syrie. Depuis dix ans, le mouvement s’efforce d’écarter ou de rendre invisibles ses éléments les plus radicaux, tout en bâtissant sa crédibilité auprès des populations syriennes en se positionnant comme un gouvernement potentiel viable. Son « Gouvernement de salut », alors géré par al-Bachir, désormais Premier ministre de la transition, s’est, par exemple, montré plus efficace que celui de Damas dans la gestion de la crise du Covid-19. Cette stratégie de normalisation passe également par des engagements en faveur du respect des minorités religieuses, notamment chrétiennes et yézidies. Le mouvement va jusqu’à déclarer sa disposition à collaborer avec les Occidentaux dans le cadre de la transition en cours. Cependant, si cette opération de dédiabolisation semble fonctionner, les méthodes employées par HTS dans la province d’Idleb depuis 2017 suscitent des inquiétudes : début 2024, des manifestants y dénonçaient le harcèlement, les arrestations arbitraires et les actes de torture systématiquement infligés aux opposants du régime local. La fragile transition qui s’amorce en Syrie est donc scrutée par les observateurs du monde entier, d'autant que les luttes d’influence qui se profilent risquent d’être acharnées.

La Turquie d’Erdoğan, qui dispose de moyens de pression considérables sur le HTS, compte bien tirer pleinement parti de la situation pour accroître son influence dans la région. Elle a tout intérêt à ce que la Syrie devienne un État stable, afin d’éviter l’éclatement de nouveaux conflits. Cela permettrait non seulement de résoudre, dans une certaine mesure, le problème migratoire syrien auquel la Turquie est confrontée, mais aussi de renforcer son contrôle sur les zones frontalières, menacées de tomber sous le contrôle des Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et des Forces démocratiques syriennes (FDS). Cette situation est catastrophique pour l'Iran, concurrent direct de la Turquie. En plus de la perte d’années d’investissement, le départ d’Assad marque la fin du « croissant chiite », cet arc stratégique que l’Iran souhaitait établir pour approvisionner ses groupes « proxys », tels que le Hezbollah libanais, et exercer une pression constante sur Israël. Israël qui, de son côté, n’a pas tardé à exploiter la situation à son avantage : ses troupes ont pénétré illégalement la zone tampon du Golan, et plus de 300 frappes israéliennes avaient déjà ciblé la Syrie au 10 décembre 2024. Une attitude que l’ONU a fermement dénoncée, appelant Israël à cesser immédiatement ses actions. Au final, c’est bien la Russie qui émerge comme la grande perdante des récents événements en Syrie, y laissant une part significative de son prestige, déjà fragilisé par ses difficultés en Ukraine. Après 15 ans de soutien indéfectible à Assad, Poutine a perdu un allié stratégique qui lui assurait un accès privilégié à la Méditerranée, notamment via les ports de Tartous et de Lattaquié. Bien que son pragmatisme puisse l’inciter à renégocier cet accès avec le HTS, rien ne garantit que le mouvement accepte un tel accord après des années d’exactions russes. En réaction, les puissances occidentales ajustent leur stratégie face à la nouvelle donne. La fin annoncée de la coalition internationale contre l’État islamique (EI) est désormais remise en question. Les États-Unis ont intensifié leur campagne de frappes aériennes contre plusieurs cibles de l’EI et déclaré qu’ils ne renonceraient pas pour l’instant à leur présence en Syrie. Emmanuel Macron a salué cette position américaine, exprimant ses propres craintes quant à une éventuelle résurgence de l’EI, dans les rangs duquel près de 130 djihadistes français combattent encore.

Le futur syrien est donc marqué par une profonde incertitude, et seul le temps permettra de dévoiler les issues potentielles de cette transition chaotique. Toutefois, la géopolitique déteste le vide – les luttes d’influence, tant internes qu’internationales, s’annoncent féroces, chaque acteur cherchant à façonner à son avantage l’avenir d’un pays encore meurtri par plus d’une décennie de guerre.