Derrière les illusions : Aslı Aydemir et la brutalité des vérités cachées (Un article de Jules Pissembon)

Le lycée Saint-Michel a ouvert ses portes à l’exposition « La vie m’suffit » de l’artiste stambouliote Aslı Aydemir, du 28 novembre au 13 décembre. Ancienne élève du lycée français puis diplômée des Beaux-Arts, céramiste et installatrice, l’artiste propose une exposition intrigante, inspirée des ouvrages qui ont marqué son parcours. Aslı Aydemir y interroge, avec une sensibilité unique, les dissonances entre les ill

Par Aujourd'hui la Turquie
Publié en Janvier 2025

La première section révèle, par le détournement d’objets et de scènes ordinaires, la cruauté insidieuse qui peut se dissimuler derrière une apparente banalité. Une œuvre particulièrement saisissante est celle du Gâteau, inspirée par Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Symbole universel du mariage, ce gâteau est tout sauf traditionnel : en s’approchant pour en scruter les détails, on découvre que ses couches internes sont constituées de têtes de femmes en porcelaine comprimées. Ce que l’on prenait pour un simple coulis s’avère être un filet de sang. L’image est brute, dérangeante : le mariage, loin d’être aussi doux et réconfortant qu’on le prétend, est ici illustré comme une institution oppressante, voire dangereuse pour de nombreuses femmes. Le cadre familial demeure en effet l’un des environnements les plus propices aux féminicides. Un contraste troublant avec l’image idéalisée de la famille comme lieu de sécurité et d’amour, que l’artiste a justement cherché à déconstruire et à dénoncer à travers son œuvre.

Aslı Aydemir s'attaque ensuite à la représentation idyllique de l’enfance, ce moment de prétendues joie et naïveté. Inspirée de La Peste de Camus, l’artiste imagine une collection de chaussures d’enfants, telles qu’on pourrait s’y attendre : sales, usées. À un détail près : les enfants ne sont pas là. Leur absence est palpable, amplifiée par les cris d'enfants en fond sonore et les jouets inanimés qui jonchent la table, au centre de l’exposition. Alors, où sont-ils ? La réponse se trouve dans les détails, encore une fois. S’ils ne sont pas là, c’est qu’ils ne sont plus là. Les chaussures sont maculées de sang, ou couvertes de la boue symbolisant la fuite. Ces chaussures ne sont pas celles de n’importe quel enfant : elles appartiennent à ceux qui subissent la guerre des adultes, comme à Gaza ou en Ukraine.

Une dernière œuvre se distingue, inspirée de Trois couleurs. La devise Liberté, Égalité, Fraternité y est représentée dans trois cadres distincts, brisés, où la peinture déborde. Les cadres se vident, symbolisant la perte de sens et de portée de ces mots. Aslı Aydemir regrette que ces principes, fièrement affichés partout comme des étendards des valeurs républicaines, jadis érigés en piliers fondateurs de la République française, et dans une certaine mesure de la République turque, ne parviennent plus à éclairer la morale contemporaine. Une fois de plus, l’artiste s’empare avec cynisme des contradictions entre l’image idéalisée que projettent nos institutions et leur réalité souvent décevante. Un jeu de contrastes, toujours.